Cette semaine c’est les 40 ans de Fluide glacial, et pour fêter cela plusieurs événements se déroulent en ville dans le cadre d’un festival littéraire bien connu par ici. Il y a quelques stands sous chapiteau, des séances de dédicaces ici et là, et une expo mettant en scène l’œuvre du célèbre mensuel rigolo au cœur de l’école des beaux-arts de Metz.
Il se trouve que le type en charge de l’expo est un proche et en tant que tel je me dois de prendre des nouvelles de lui lorsque l’occasion s’en fait sentir. Avant d’aller plus loin et pour plus de discrétion par rapport mon ami j’opterai pour l’anonymat et le prénommerai Raije. Comme l’après-midi est belle, la température clémente, j'espère secrètement que Raije m’avoue son désespoir d’être seul et à la merci d’un ennui profond. Sans réelle motivation je redouble d’ardeur pour composer son numéro sur l'écran de mon téléphone portable.
Je tremble un peu et mon cœur bat lorsqu’après une demi-sonnerie il consent enfin à me répondre.
Je lui demande : Ca va ?
Il me dit : Bof.
Je raccroche et m'empresse d'équiper ma valise de premiers secours. Je vous la décris.
C’est une malette rigide noire format 30 x 40. A l’intérieure se tiennent au garde à vous 2 bouteilles de Château Boucassé 2009 et 2 verres à pied d’une sérieuse contenance, soit 40 cl. Dans la pochette intérieure on peut trouver une planche à découper en bois de 25 x 15 et un couteau aiguisé prêt à découper n’importe quel truc à base de cochon, ce qui tombe vraiment bien puisqu’à cela vient s’ajouter un superbe et non pas moins délicieux saucisson de presque 35 cm.
En moins de huit minutes je suis sur le lieu du sinistre. Je débouche une quille et administre les premiers soins. Les résultats sont probants. Il va mieux. Les couleurs qui apparaissent sur son visage sont de nature à me rassurer. Mais le temps file à une vitesse folle. Je jette un œil en direction de Raije et je constate qu’il est à présent complètement réparé lorsque je l’entends me dire : Allons manger !
Pourquoi pas, allons faire ça, dis-je. Deux options s’offrent à nous. La première, est une table bourgeoise dans un resto surfait du centre-ville, la seconde, est le catering de la soirée organisée par Fluide glacial aux Trinitaires. Notre choix se porte sans mal sur la seconde possibilité. Nous arrivons back stage et tentons de nous désaltérer à l’aide de quelques bières mais cela ne donne aucun résultat satisfaisant donc je dégaine la deuxième quille de mon infirmerie portative. Vraiment, le raisin est un remède miraculeux puisque nos sourires niais le prouvent. A peine à deux pas, se déroule le spectacle où rock’n roll et dessins se côtoient sur la même scène. Raije et moi partageons un sentiment commun puisqu'on se dit qu’il serait intéressant de s’en approcher afin de découvrir ce happening, et pourquoi-pas, y participer. L’accès à la scène se fait par une porte nous étant totalement accessible alors nous nous faufilons. Nous sommes à un mètre de la scène sur la quelle joue un musicien très excité devant un parterre de gens serrés comme des sardines. Cette soirée à l’air de marcher du tonnerre. De part et d’autre du plateau sont installées deux tables à dessin derrières lesquelles se défoulent les dessinateurs de Fluide glacial. Au milieu, juste là, derrière le chanteur, comme en suspension, un splendide canoë-kayak gonflable de couleur orange. Raije et moi sommes intrigués à la vue ce décors étrange alors on s’en approche pour comprendre le rôle de cet objet posé au centre de ce spectacle étonnant. Et comme notre médicament à base de fruits n’en peut plus de faire son effet on ne se rend pas vraiment compte que nous sommes effectivement sur scène et que nous faisons, bien malgré nous, à présent partie intégrante du spectacle. Je m’avance et du bout de l’index m’assure qu’il s’agit bien là de ce que l’on pense. Comme on ne pense à rien de précis, Raige s’assure que l’objet gonflable n’est pas fixé à son socle. Nous sommes très à l’aise à ce moment précis puisque nous répondons aux cris de la foule par des vociférations presque animales et des gestes incohérents, et cela commencent à inquiéter sérieusement le pompier en faction à notre gauche qui se demande si oui ou non ces deux individus ridicules que nous sommes ont un rôle à jouer dans la mise en scène de la soirée. Nous remarquons nos tremblements et on se dit qu’il est à présent plus que temps de faire un truc dingue avec ce putain de bateau. Et sachez bien que parfois la communication sait se passer de mots, de codes, ou de gestes et se contente uniquement de l’instant. Alors dans un rire puérile qui nous ramène à nos huit ans et demi nous nous emparons avec détermination de l’embarcation, et dans un élan frénétique nous le balançons sans aucune retenue sur la marée humaine subjuguée, et sans plus attendre nous courons le plus vite possible comme des gamins sur la plage pour, enfin, bondir et nous jeter à l’eau pour attraper ce fichu bateau. Raije réussit à gagner le canoë et moi non. Je flotte à la surface humaine et je réussis à garder la tête hors de l’eau quelques secondes avant de boire la tasse et couler par deux mètres de fond. A cet instant je ne vois plus mon copain mais je m’en fiche car je viens de faire le plus beau des plongeons de toute mon existence et mon univers sous-marin est fait de lumières, de cris, je respire à peine et pourtant je suis vivant plus que jamais, je vois, en haut à la surface, des visages, des bras, des dizaines de mains bougeant, ondulant comme des vagues au rythme de la guitare saturée et quasiment sourde résonnant jusque dans le fond de mon ventre. J’ai soudain peur de ne plus pouvoir respirer alors d’autres mains m’agrippent et me ramènent à la vie. Je tente maintenant de gagner le rivage, je l’aperçois, les gens me poussent, ils me projettent et me renvoient enfin jusqu'à la scène. Je reprends mes esprits pendant deux ou trois secondes et je jette un œil à droite, le pompier consulte son petit manuel « J’apprends à gérer les situations d’urgence » mais il se rend vite compte que rien nous concernant n’y est mentionné. Il respire par saccades. Je regarde à gauche et je vois Raije qui, lui aussi, a été sauvé par le public, je sais qu’il va bien puisqu’il n’a pas lâché son cigare encore fumant. Notre embarcation quant à elle est emportée par les vagues humaines d’une foule à présent galvanisé par notre tentative de jeux aquatiques. Nous avons un réflexe commun, sans doute le respect du public, nous hurlons quelques onomatopées imprécises qui vont se perdent dans la foule et nous décidons de disparaitre maintenant. Nous regagnons le back stage et le confort mou d’un canapé plutôt accueillant pour savourer les joies de notre petite escapade en terre inconnue en se disant que bon sang, il y a des fois, c’est quand même pas croyable ma bonne dame etc…
Oui, il y a des fois, des jours, des après midi où l’ennuie nous tue, il ne se passe rien ou si peu, on se dit même qu’il ne peut plus rien arriver de bon et qu’on ferait sans doute mieux de s’en remettre à l’esprit casanier. Mais, c’est sans compter sur ce coquin de sort. Celui-là même qui parfois heureusement bien inspiré, vous colle entre les mains les meilleurs arguments pour mener à bien l’entreprise gamine et au combien vitale de la franche rigolade.