Certaines nourritures, sachez-le, ont des vertus méconnues, voire inconnues de nous autres. Ce que je m’apprête à vous raconter est authentique et ne pourra en aucun cas souffrir la légèreté désinvolte de l’observateur nonchalant confortablement installé. Non ! L’histoire qui suit réclame, bien au contraire, le plus grand sérieux et requiert une attention toute dédiée à cette tranche de vie au combien passionnante des gens du spectacle. Nous vivons parfois des situations complexes, singulières, inattendues, et le showbiiinnnsss ne nous épargne en rien de ce point de vue je peux vous l’assurer.
C'est une journée plutôt tranquille, tout semble vouloir se dérouler idéalement dans ma cuisine et cela pour le bien de tous. La fin d’après-midi est proche et je finalise les dernières touches du repas de ce soir. Le menu est simple, rôti de porc aux olives pour ce qui est du premier choix et dos de cabillaud au pesto de coriandre pour ce qui est du second. Il est 18h00, les premiers musiciens se hâtent la faim au ventre pour attaquer le diner. Pour une bonne compréhension de l'histoire il vous faut savoir que la plupart des membres du groupe sont américains et, comme presque tous les anglo-saxons, leur estomac semble persuadé, et cela pour une raison qui m’échappe, que le repas du soir se situe entre 17h00 et 18h00, quasiment l’heure du goûter. Bon.
Le service débute et je commence à servir les premières assiettes. Un rôti par ici, un poisson par là et tout le monde semble se réjouir à l’énoncé du menu… Tous, jusqu'à ce que le batteur du groupe déboule en cuisine l’air timide mais convaincu. Je ne crois pas me souvenir de son prénom mais son allure, son accoutrement, son âge aussi, genre vieux black buriné fraichement débarqué du Mississipi me donne presque envie de m’en souvenir en le baptisant Dr John. Le voilà devant mon plan de travail et dans un anglais aussi clair pour moi que les eaux d’un marécage, il me demande de lui servir du poulet. Je lui fais remarquer très justement que l’intitulé du menu ne mentionne à aucun moment la présence de poulet et que bien malheureusement je ne pourrais que lui conseiller de s’en remettre à cet excellent rôti de porc ou à ce merveilleux dos de cabillaud. Les traits de son visage se durcissent. D’une main ferme il replace son chapeau américain, articule quelques mots, américains eux aussi, pour me faire comprendre qu'il sait de quoi est composé le menu de ce soir puisque ses oreilles fonctionnent et qu’il ne saurait trop me conseiller de considérer sa requête avec la plus grande attention et cela dans le but unique de voir le gallus gallus domesticus tant désiré, cuit et croustillant de préférence, garnir son assiette vide.
N'ayant pas de chapeau je passe alors la main dans mes cheveux français lui expliquant gentiment qu'en dehors du choix précédemment cité je n'ai rien de plus à lui proposer et qu’il m’en voit fort navré. Je sens maintenant l'embarras poindre dans le son de la voix de Dr John lorsqu'il me dit qu'il est allergique aux poissons, ce qui explique facilement pourquoi il n'en mangera pas ce soir, et que le porc sous toutes ses formes lui est interdit par les préceptes de sa religion fraichement acquise, suite à quoi il ajoute qu'il souhaiterait plus que jamais manger du poulet.
Avec beaucoup de tact je lui confirme une nouvelle fois que je n'ai pas de poulet, que si j'avais su j'aurais pris soin de considérer ses préférences culinaires et cela dans le seul but de satisfaire au mieux les attentes de sa majesté.
Mais Dr John veux manger du poulet ce soir quoi qu'il arrive alors il ajoute, avec force, qu'un tout petit morceau même ferait l'affaire. Et il me tend son assiette pâle, propre et… vide. Je suis un garçon bien élevé et je suis de bonne constitution, je remercie au passage ma mère sans qui la suite de l’histoire aurait été bien différente, j’aurais peut-être, avec joie, giflé ce malotru en m’enfuyant lâchement vers le cours d’une vie plus normale. Mais je reste calme, je le jauge du regard avec une forme de dédain mal assuré, puisqu’il me fait maintenant un peu peur, et lui dis ceci : "Je n'ai pas de poulet. Je comprends et j'entends ce que vous me dites. Mais, je n'ai pas de poulet. Je n’en ai jamais eu, je n’en ai pas, et je n’en aurai sans doute jamais, même pas un tout petit morceau. Je suis vraiment désolé pour ça. Voilà !"
J'ai besoin de poulet, me rétorque-t-il, trouves-moi du poulet !
Je vous dis que je ne pourrai en trouver ni maintenant ni plus tard puisque tous les poulets de la région ont été mangés la semaine passée par un de vos compatriotes en mal du pays qui avait lui aussi très faim. De fait je ne saurais que trop vous indiquer, monsieur, de reconsidérer les contraintes alimentaires de votre nouvelle confession dans le but de pouvoir vous contenter de ce que je vous propose ici et maintenant.
I just want a little bit !
NON !
But…
NOOOO !
Mais voilà qu’une lumière presque divine vient éclairer ma triste existence et me rappeler la présence de quelques escalopes de dindes dans le réfrigérateur. Quelque chose d’étrange m’avait décidé à les mettre de côté après le service de midi. Sans doute une intuition, un sixième sens, un don peut être…
Je suis donc sur le point de sauver Dr John de son calvaire avec mon presque-poulet et cela me donne une assurance de mâle dominant alors je lui tape sur l'épaule mais je regrette ce geste immédiatement et je prononce sans attendre ces quelques mots dans un anglais de cinéma dont moi seul ai le secret : "Attends une minute ! J'ai de la dinde, mec ! J’ai de la dinde !!!"
Mais je vois la mine fade de mon ami d’outre atlantique et comprends très vite que la bonne nouvelle en réalité ne l’est vraiment pas puisque tout en malaxant son chapeau de sa grosse main moite il me dit :
Je ne peux pas manger de dinde avant le show. La dinde, mec, ça m’endort !
Là, comme mes efforts de compréhension s'apparentent à une brasse coulée dans les eaux du Bayou je tente de reprendre mon souffle et lui demande de bien vouloir répéter ce que je crois avoir entendu.
"Caniou ripite plizzz ?... Mec !" Dis-je (I said)
Ca y est, son poing a avalé son chapeau tout entier et l’agacement encore naissant il y a peu fait place au tracas, à l’anxiété, à la nervosité et toutes sortes d’autres sentiments désagréables à mon endroit lorsqu'à nouveau il m’explique pourquoi la dinde ne fait pas partie de ses projets culinaires. Le marécage devient limpide et je comprends que ce que j'avais cru comprendre était bien ce qu'il fallait comprendre alors je ris un peu et glougloute ceci : "Aille andeursdinde alors ! " Mais il ne rit pas et ne comprendra sans doute jamais ce jeu de mot minable qui encore aujourd’hui ne me fait pas rire du tout. Enfin...
L'air désemparé qui est le mien en cet instant lui fait définitivement comprendre qu'il ne mangera pas ce soir. Dr John est furieux, il tourne les talons et disparait en maugréant quelques mots dont le sens m'échappe : « Fuck, fuck, et re-fuck ! » suivis d’un bien surprenant « asshole !!! ».
J'avoue que la situation est cocasse, inattendue et drôle en dehors du fait qu'il me semble bien que ce type s'est foutu de ma gueule avec son histoire de dinde. Celle-là on ne me l'avait encore jamais faite.
Dix minutes se passent et le tour manager se pointe en cuisine l'air contrarié et me demande des explications quant à la mauvaise humeur soudaine du batteur du groupe. Je lui explique simplement que Dr John est allergique au poisson, qu'il ne mange pas de porc par choix, qu'il veut manger du poulet, que je n’en possède pas, mais que s'il est prêt à faire un petit effort il pourra se repaitre de deux belles escalopes de dinde. A ces mots, les deux sourcils de mon interlocuteur montent très haut et très vite vers le ciel et manquent de se décrocher du front qui leur sert de point d’attache. Cette mine étrange fige son visage pour ne laisser place qu’à cette improbable phrase : "NON ! Surtout pas de dinde! Il va s’endormir sur scène !"
OK ! Dis-je.
T’as pas du poulet ?
OK ! Dis-je en faisant non de la tête.
Il adore le poulet tu sais !
OK ! Dis-je en me bouchant les oreilles.
Bon… ben… je ne sais pas moi, prends une de tes escalopes de cette foutue dinde et prépare un sandwich je le lui donnerai à la fin du show, au moins il passera une bonne nuit.
OK ! Dis-je encore.
Ouais, ouais je sais ça à l'air dingue mais… cherche pas !
OK ! Dis-je une ultime fois.
Dr John est donc monté sur scène sans son poulet et c’est bien dommage je vous le concède mais parfois on ne peut accéder à toutes les requêtes du monde, c’est ainsi.
Ce soir-là je dois reconnaitre avoir pris un plaisir tout particulier à confectionner ce magnifique sandwich à la dinde. Le sourire que je n'arrivais pas à décrocher de mon visage n'était sans doute pas étranger à l’image que je me faisais de mon Dr John mâchouillant ce soporifique casse-croûte, s'endormant la bouche entrouverte, laissant quelques miettes çà et là consteller sa demi-barbe.
Je sais maintenant que dix millions d’années d’évolution auront été nécessaire à faire de cet animal anodin un remède efficace contre l’insomnie. La nature est bien faite et me fait soudain prendre conscience de la chance que j’ai d’être le témoin privilégié de son œuvre.
La vie est dingue c’est vrai, et les rencontres que nous faisons ne sont pas sans conséquences, on tire des enseignements de tout. J’ignore ce qu’il me reste vraiment de cette histoire finalement sans grande importance mais aujourd’hui je n’ai plus peur de l’insomnie, car juste à côté de moi, juste là, bien au fond, blotties dans le creux du premier tiroir de ma table de nuit, se tiennent prêtes, toujours, deux belles escalopes… Au cas où !